Ouvrir la voix : histoire d’une lutte pour se faire entendre

Ouvrir la voix nous met face à 24 jeunes femmes noires qui racontent de façon sensible et intelligente leur expérience de la différence dans l’Europe post-coloniale d’aujourd’hui. Ces histoires s’entremêlent et se répondent pour former une fresque générale sur les questions des intersections de discriminations (être femme et être noire) mais aussi sur l’art, la pluralité de leurs parcours de vies et surtout, sur la nécessité de se réapproprier la narration.

Pour réaliser son film, Amandine Gay n’a pu compter que sur elle-même et son entourage. Sans financement public, elle a dû en assurer seule la production, le montage et la distribution. Ouvrir la voix n’aurait d’ailleurs pas été diffusé sans le soutien des militantes et associations afro-descendantes qui se sont battues pour l’afficher dans les cinémas.

Ouvrir la voix sera projeté trois fois pendant le Festival À Films Ouverts 2018 (voir la programmation).

Dans un contexte où les femmes noires sont soit absentes de l’écran, soit réduites à des clichés, le refus de subside public pour un documentaire qui connait finalement le succès pose question. Amandine Gay aimerait qu’il existe des contrôles plus poussés pour connaître les raisons qui incitent le CNC (Centre National du Cinéma en France) à soutenir un film plutôt qu’un autre. Elle n’a reçu qu’une lettre-type pour justifier le refus de subside, mais quand elle regarde les films sur les minorités qui sont financés, elle constate que le sujet tourne souvent autour des banlieues et la criminalité ou sur l’immigration. « On voit rarement des films qui montrent les personnes afro-descendantes comme étant pleinement françaises. Souvent les films rendent les personnes afro-descendantes plus étrangères. Cela montre qu’il y a un travail nécessaire pour qu’on commence à représenter les minorités de façon plus banale. Quand un scénario mentionne "Pauline, 24 ans", rien ne dit qu’elle ne peut pas être noire. Et pourtant, de mon expérience dans le théâtre, ça reste hyper compliqué d’être prise pour un autre rôle qu’immigrée ou femmes de ménage en étant noire. » [1]

Diplômée de Sciences Politiques, la trentenaire a été comédienne, puis scénariste, métiers où son travail était sans cesse limité par les stéréotypes. Ces blocages l’ont poussée à se lancer dans la réalisation : montrer à l’écran des femmes noires plus nuancées, exposer les discriminations auxquelles elles font face encore aujourd’hui, et surtout légitimer leur vécu. Le montage intelligent d’Ouvrir la voix permet de prendre conscience que ces discriminations ne sont pas des cas isolés ou des coïncidences. Superposer les récits est une idée qui vient de son parcours de militante féministe : « Le privé est politique ! L’accumulation des récits, ça montre que, soit on a toutes rencontré le même con et il tourne beaucoup, soit c’est un phénomène répandu et alors c’est un problème de société. Dans mon film, j’ai voulu montrer une grande conversation entre femmes noires, avec l’envie que le public afro-descendant sorte moins seul de cette salle, en légitimant leur vécu. »

Devoir sans cesse expliquer les discriminations qu’on subit, c’est épuisant, surtout face aux sceptiques. Mais « quand c’est 24 femmes noires qui disent la même chose devant la caméra sur les discriminations qu’elles subissent, c’est puissant et ça donne une légitimité. Et puis surtout, ça permet de décentrer la conversation : on n’est plus dans un problème familial ou interpersonnel mais dans un problème de société. »

« Strong people don’t need strong leaders »

Son documentaire, Amandine Gay, l’a aussi pensé comme un outil d’éducation populaire, en s’inspirant notamment d’Ella Baker, une militante afro-américaine très active dans les luttes du Mouvement pour les droits civiques aux Etats-Unis. Quand on pense aux combats des afro-américains contre la ségrégation raciale, on a souvent en tête des images fortes de Martin Luther King prononçant ses discours devant une foule de militants ou menant des marches pour l’égalité, comme à Selma (Alabama) [2]. Cet aspect de la lutte, où les hommes étaient fortement présents et mis en avant n’aurait pas eu autant d’impact sans le travail de terrain mené en grande partie par les femmes auprès des communautés locales et loin des caméras. Avant de pouvoir mobiliser une population, il y a en effet tout un travail d’éducation, de tissage de liens dans la communauté et de mise en réseau. Le slogan d’Ella Baker était « Strong people don’t need strong leader », c’est-à-dire que les peuples forts n’ont pas besoin de leader fort. La philosophie derrière cette phrase, c’est que dans un mouvement, l’important c’est la base, les gens et que c’est de là que doivent venir les décisions et non pas d’un leader déconnecté du peuple. Ella Baker, qui a souffert de l’élitisme et du sexisme, a grandement influencé le Comité de coordination non-violent des étudiants (CNCC), l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques dans les années 1960. Elle s’est battue pour que la structure du mouvement de lutte pour les droits civiques soit principalement décentralisée. Cette décentralisation du comité « lui a permis de rester connectée aux besoins locaux et a permis l’apparition de leaders venant de groupes traditionnellement exclus de la participation aux prises de décisions politiques à cause de leur genre, de leur pauvreté, leurs origines, leur lacunes éducatives ou encore leur âge. » [3]

Cette forme de militantisme qui laisse la voix au peuple et privilégie le travail de terrain intéresse plus Amandine Gay que d’aller seule avec un porte-voix sur une estrade. Elle insiste sur l’importance de créer une communauté, ce qu’elle a tenté de faire avec son film et par sa méthode de travail. Pour réaliser Ouvrir la voix, elle a organisé chez elle des rencontres avec les intervenantes du film, pour que la conversation à l’écran ne soit pas qu’un artifice de montage mais qu’elle reflète une interaction réelle entre les femmes. Ces rencontres ont d’ailleurs donné naissance à la Fanfare afro-féministe 30 nuances de noir(es), fondée par la danseuse et chorégraphe hip-hop Sandra Sainte Rose avec des intervenantes du film et d’autres artistes.
Parade Afrofem 30 nuances de noires
Tisser des liens entre les intervenantes du film était aussi une façon de s’assurer qu’après la sortie du film, elles puissent compter les unes sur les autres : « Au début, je pensais simplement mettre le film sur Youtube, je ne pensais pas que ça prendrait qu’il arriverait jusqu’aux salles de cinémas. Mais si le film devenait viral sur internet, je trouvais important que les femmes puissent se soutenir entre elles face aux possibles réactions. Quand j’ai écrit le film, je ne savais pas si une fois fini, il allait susciter des critiques ou des commentaires négatifs. A ce moment-là, on était en plein dans la lutte autour du spectacle Exhibit B [4], contre lequel on s’est beaucoup mobilisé. »

Une mobilisation militante autour du film

Le film compte aujourd’hui plus de 15 000 entrées en France ce qui est exceptionnel pour un documentaire. Pour donner un ordre d’idées, « 80 documentaires français sont sortis en France en 2016 dont 50% ont fait moins de 3 000 entrées et 65% ont fait moins de 10 000 entrées (au TOTAL de leur exploitation). » [5] Les quatre sorties nationales du film (France, Belgique, Suisse, Canada) n’auraient sans doute pas eu lieu sans la mobilisation des associations et des personnes afro-descendantes qui ont soutenu sa diffusion, en appelant les salles de cinéma, en envoyant des mails et en mobilisant la communauté autour du film. « Certaines salles de cinéma étaient réticentes à projeter le film, elles avaient l’impression qu’Ouvrir la voix était un film « de niches » et n’attirerait pas assez de public. Il a fallu montrer que c’était un film qui avait déjà un public avec les associations qui se sont mobilisées autour du film. Je n’ai pas non plus reçu de subventions pour la promotion du film, donc je ne pouvais pas assurer financièrement les tournées avec le film, les présentations et l’accompagnement des projections. Ça a aussi été ça le soutien militant : des gens qui ont pu lever des fonds pour payer mes transports, mes cachets (puisque que le temps où j’accompagne le film, c’est du temps où je ne travaille pas). Les salles n’ont pas l’habitude de payer le réalisateur pour présenter son film puisque quand il vient, il a en général déjà touché de l’argent en amont (via les subsides à la production et à la diffusion). Donc ça a été aussi tout un travail d’information auprès des cinémas pour leur expliquer que le film n’avait pas été réalisé dans des conditions normales. »

Quand on veut, est-ce qu’on peut vraiment ?

Amandine Gay ne souhaite pas que son histoire devienne un modèle pour les autres réalisatrices. Ces trois années à travailler sans salaire et sans assurance que le film ne sorte en salle ont été très éprouvantes et uniquement possibles grâce au soutien financier de son entourage et du crowdfunding. Ce combat montre la force de la militance et du tissu associatif pour faire entendre les voix des minorités. Mais surtout, il pointe les résistances à financer les réalisatrices et les histoires dépeignant les minorités autrement. C’est ce qu’on appelle le racisme et le sexisme systémiques : toute une série de freins invisibles qui, pris individuellement paraissent insignifiants, mais qui, ensemble, révèlent les discriminations engendrées par notre système.
En Belgique, le sexisme systémique a été pointé du doigt l’année passée par 125 réalisatrices [6] lors des 50 ans d’Aide à la Création Cinématographique. La Fédération Wallonie-Bruxelles avait alors choisi de marquer le coup, en mettant 50 films à l’honneur et en photographiant les réalisateurs et réalisatrices de ces films mis en lumière. Sur les 41 personnes présentes, seulement 6 étaient des femmes ! Quand on sait que dans les écoles de cinéma, il y a une parité, voire une majorité de femmes en montage et en scripte et que dans la pratique du métier on retrouve 70 à 80% d’hommes [7], on peut s’interroger sur ce qui empêche les étudiantes d’accéder aux métiers du cinéma… Une étude réalisée par Elles tournent et Engender [8] met en lumière plusieurs obstacles : « le manque d’ouverture à la diversité dans les institutions, la plus grande confiance donnée aux hommes, le mythe de l’excellence mais aussi et surtout le monde professionnel très patriarcal. » [9] Cette même étude montre aussi que plus les besoins financiers sont importants, plus les femmes disparaissent : « Encore présentes dans le documentaire ou le court métrage, elles accèdent difficilement au long métrage de fiction. Bref, elles disparaissent largement de l’industrie du cinéma. » [10] Face à ce constat, des initiatives se mettent en place comme le Festival Elles tournent (en janvier à Bruxelles) et le Festival du Film au Féminin (en mars à Charleroi) qui mettent en avant les films de réalisatrices. Ou encore le programme Boostcamp, de la productrice Diana Elbaum, qui donne un coup de pouce à des projets cinématographiques portés par des femmes. [11] Cependant, ces initiatives ne semblent pas suffisantes pour faire avancer l’égalité dans le cinéma. Pour les organisatrices d’Elles tournent, une solution serait l’instauration de quotas qui rendent obligatoire la parité dans les subsides à la réalisation, comme c’est le cas en Suède où la démarche a fait ses preuves. [12] Mais cette idée est loin de faire l’unanimité dans le milieu du cinéma… et ne parlons pas de quotas ethniques sur lesquels l’Europe reste très frileuse, contrairement au Canada ou aux États-Unis.

Cécile Goffard

[1Entretien avec Amandine Gay, mené par Cécile Goffard le 3 janvier 2018

[2Voir à ce propos le film Selma de Ava du Vernay, drame, Angleterre-Etats-Unis, 2015, 127’

[3(Traduction libre) Clayborne Carson, African – american leadership and mass mobilization, in The Black Scholar 24 (Fall 1994). Consulté le 06/02/2018 sur https://web.stanford.edu/~ccarson/articles/black_scholar.htm

[4Exhibit B est une performance montée par le metteur en scène sud-africain blanc Brett Bailey, qui reproduit un zoo humain du début du XXè siècle et qui s’est tenue dans plusieurs villes française en 2013-2014, malgré les protestations et manifestations de militant.e.s et associations afrodescendantes. Pour plus d’infos, voir l’article d’Amandine Gay, « Exhibit B » : Oui, un spectacle qui se veut antiraciste peut être raciste, 29/11/2017, Slate.fr, http://www.slate.fr/story/95219/exhibit-b-raciste

[5Amandine Gay, OUVRIR LA VOIX J+30 : "Vous serez ébloui.e.s par ma joie !" (part.1), 11/11/2017, Le blog d’Amandine Gay sur Médiapart. Consulté le 06/02/2018 sur https://blogs.mediapart.fr/amandine-gay/blog/111117/ouvrir-la-voix-j30-vous-serez-eblouies-par-ma-joie-part1

[6Rédaction d’axelle, 50-50 ? 125 réalisatrices belges réclament la parité dans le cinéma, Magasine axelle n° 200, Juin 2017. Consulté le 12/02/2018 sur http://www.axellemag.be/50-50-125-realisatrices-belges-reclament-parite-cinema/

[7Marie Salammbô, Cinéma belge francophone : cherchez les femmes, article paru dans le Focus Vif, 23/01/2018. Consulté le 12 février 2018 sur http://focus.levif.be/culture/cinema/cinema-belge-francophone-cherchez-les-femmes/article-longread-787693.html

[8Jacqueline Brau, Florence Pauly, Nathalie Wuiame, DERRIÈRE L’ÉCRAN : OÙ SONT LES FEMMES ? Les femmes dans l’industrie cinématographique en FWB 2010-2015, juin 2016. Consulté le 12/02/2018 sur http://ellestournent.be/wp-content/uploads/Derriere.ecranweb22616.pdf

[9Marie Salammbô, op. cit.

[10Jacqueline Brau, Florence Pauly, Nathalie Wuiame, op. cit.

[11Marie Salammbô, op. cit.

[12Marie Salammbô, op. cit.