Quand la frontière fait écran
Notre monde est traversé par des frontières invisibles : celles qui délimitent les territoires bien sûr, mais aussi les fractures économiques, les différences sociales, culturelles, le statut légal… Selon les époques et les circonstances, ces nuances sont érigées en clôtures infranchissables et deviennent les critères sur lesquels se fondent les discriminations, les dominations ou l’indifférence. Lorsque le cinéma s’empare des enjeux de la diversité et du racisme, il tente de montrer ces frontières et comment elles conditionnent la destinée des héros. Mais il lui arrive aussi de mal les nommer voire de contribuer à les formaliser.
Le voyage de Fanny - Lola Doillon - 2016
Dans les atlas historiques, la vie et la mort des frontières et des territoires est la manière privilégiée de raconter l’évolution du monde. Entre les États, c’est généralement le tracé des frontières qui provoque les tensions les plus vives. Du Mur de Berlin au 38e parallèle coréen, les paix fragiles semblent suspendues à « l’incident frontalier » annonciateur du conflit redouté. Posséder un atoll désertique devient la pierre angulaire des conflits de voisinage, comme en mer de Chine. Ces lignes invisibles partagent le monde et répartissent aveuglément les opportunités de ceux et celles qui naissent d’un côté ou de l’autre.
Le cinéma poste-frontière
Objet politique de toutes les tensions, la frontière encadre les destinées et offre un potentiel dramatique dont le cinéma s’est depuis longtemps emparé. Dans La mélodie du bonheur [1], le franchissement d’un flanc de montagne signale que la famille von Trapp a su échapper au régime nazi. Depuis, de nombreux héros juifs ont pu connaître cette délivrance dans des histoires similaires (comme dans Le Voyage de Fanny [2] ou Anya [3]). Or, si ce conflit dévastateur semble loin derrière nous, force est de constater que trois quarts de siècles plus tard, franchir une frontière indemne reste un ressort scénaristique qui garde toute son actualité.
Pourtant, à la faveur des politiques libérales de l’après-guerre, les frontières ont perdu de leur imperméabilité : l’économie repose sur la libre circulation des marchandises et des capitaux tandis que le tourisme ou les affaires permettent de les franchir avec aisance. Mais on sait bien que chaque personne n’est pas égale devant une douane : signe de dépaysement pour les un·es, elle est un obstacle majeur et dangereux pour ceux et celles qui fuient des situations invivables.
Or, la frontière s’est en partie dématérialisée. Elle existe aussi comme un statut qui discrimine les personnes pour qui elle constitue un péril permanent, les « illégaux·ales », et les autres pour qui les frontières ne sont souvent qu’une ligne de couleur sur une carte.
Les affres des réfugié·es ont régulièrement les honneurs du grand écran. Que ce soient les épreuves mortelles qui parsèment le voyage ou les difficultés d’une vie de clandestinité, le cinéma trouve dans ces parcours de vie ce qu’il affectionne : des péripéties, des drames, des injustices. Contre l’actualité médiatique qui néglige les vécus des migrant·es et préfère égrener les nuisances dont on les accuse, le cinéma diffuse des récits qui soutiennent la dénonciation de l’injustice de ces frontières à deux visages, ouvertes pour les un·es, mortelles pour les autres.
Le cinéma pour explorer les frontières
Les récits sont souvent animés par le même moteur : un personnage est mû par un désir et est confronté à des difficultés qu’il doit impérativement surmonter. Face à lui, des adversaires exercent une force contraire qui l’entravent. Pour dynamiser cette opposition, les drames aiment les contrastes : l’origine sociale, un principe moral, des objectifs antagonistes, etc. À leur manière, chaque film trace une frontière autour de laquelle les personnages vont s’affronter. La nature de cette différence indique une inégalité dont pâtissent les personnages principaux, ceux dont le film épouse le destin et dont l’issue achève l’histoire, qu’il soit une comédie ou un drame. C’est à travers ces raisons d’être, ces motivations et ces difficultés que chaque film décrit un univers spécifique. Sa portée politique et morale dépend de ces choix. On peut donc s’interroger : en quoi le monde de ce film – et les forces contraires qui l’animent – interroge, éclaire ou obscurcit notre rapport critique au réel ?
Dans Babel (Alejandro González Iñárritu, 2006), la frontière entre les États-Unis et le Mexique matérialise l’entrave par excellence à l’égalité des peuples.
Le racisme offre au cinéma de fertiles opportunités dramatiques. Son injustice donne aux personnages les difficultés qui facilitent leur écriture et les perspectives d’émancipation qui tracent leur parcours. Des couples contrariés par la ségrégation ou le communautarisme désireux de vivre leur romance, des personnes discriminé·es par leur couleur de peau ou leur religion qui aspirent à pouvoir exprimer leur talent, des familles sans ressources et traquées qui espèrent s’épanouir dans un refuge, etc.
Le racisme n’est pas réductible à la différence du fait d’être né du mauvais côté de la frontière territoriale ou humaine. Sa dénonciation serait incomplète sans le rappel qu’il se fonde dans les dominations historiques. C’est la limite du concept de frontière : elle n’est pas tant une ligne qui sépare des populations en deux qu’un marqueur des rapports asymétriques. Le racisme a justifié les colonisations. Mais si l’indépendance des États concernés a modifié les atlas, elle n’a pas rétabli des partenariats équitables ni effacé l’idéologie raciale. Les nouvelles cartes masquent en réalité les rapports de force qui se perpétuent dans les rapports de dominations contemporains.
Franchir la frontière ou vivre dans le no man’s land ?
Le cinéma raconte comment un personnage évolue. S’il atteint son objectif, qu’est-ce que l’histoire dit de la frontière ? S’est-elle estompée par la magie de l’aventure ? Ou au contraire se perpétue-t-elle dans la société malgré la réussite du héros ? Le déroulement du scénario offre à la fois une vision du problème dont souffre le personnage et sa solution. Le moyen d’atteindre l’objectif traduit une certaine lecture de la problématique qu’aborde le film. Discriminé par un statut légal, faut-il obtenir des papiers ? Rejeté en raison de sa différence, doit-on démontrer sa compétence à ceux qui nous méprisent ? Est-ce le travail, la justice, l’argent, la solidarité qui permettent de franchir ou de détruire la frontière ?
Dans Joyeux Noël, le No Man’s Land devient l’espace de dialogue entre les belligérants. La frontière s’estompe quand les humains osent le dialogue.
Ainsi réduit à quelques principes, un film peut apparaître binaire, réducteur ou simpliste. Mais il offre souvent plusieurs perspectives. Il peut être généreux en moments où les problèmes s’estompent et font place à la paix, la joie ou la grâce. Entre les épreuves obligées, l’intrigue semble parfois respirer, elle relâche sa prise sur le destin des personnages. Lorsque des soldats ennemis jouent au football entre deux tranchées à l’occasion d’une trêve de Noël [4], les frontières se montrent pour ce qu’elles sont : des conventions humaines édifiées par les rapports de force, les cultures et l’histoire. Elles ont vocation à disparaître. Las ! cette utopie est fugace : la dureté du monde resurgit et impose sa violence aux personnages. Et si pour le spectacle, il faut permettre aux héros et héroïnes d’échapper à la règle, les personnages secondaires sont souvent ceux qui la subiront pour rappeler qu’elle existe et qu’elle triomphe souvent.
Le cinéma est un compas qui cartographie la réalité sociale. À travers ses histoires, il exhume des tensions et les confronte à la quête universelle de bonheur qui anime aussi bien les héros que le public qui s’en émeut. C’est à ce titre que le septième art prétend contribuer aux luttes so-ciales. Il appuie les revendications en les exemplifiant à l’aide d’une histoire à taille humaine. Toutefois, ces histoires peuvent autant ques-tionner les règles en vigueur qu’en soutenir finalement la pertinence en insistant sur les mérites des héros. Barrières à briser ou seuils à franchir, les frontières du cinéma renvoient à nos conceptions de ce qui classent les hommes et les femmes.
Des films pour s’échapper du no man’s land
Certaines frontières invisibles entravent les personnes plus sûrement qu’une muraille impénétrable. Lokita est confrontée à l’une d’elles, dans le film Tori et Lokita des frères Dardenne. Cette jeune fille sans papier se voit dans l’impossibilité de suivre une formation ou trouver un emploi et subsiste en vendant de la drogue pour des trafiquants. Ses devoirs familiaux et sa dette envers son passeur tracent une ligne entre la jeune fille et d’autres jeunes Belges qui peuvent faire la fête en toute insouciance.
Dans La Traversée, les frontières sont bien physiques : la mer, une montagne, des barbelés… autant d’obstacles à franchir dans l’espoir de retrouver la sécurité. My paper life et Flee matérialisent à travers les souvenirs et dessins d’exilé·es toutes les choses qui sont restées derrière ces frontières : sons, couleurs, relations, paysages, maisons, secrets... ces réminis¬cences du passé, si vivaces dans l’esprit des réfugié·es, leur sont désormais inaccessibles.
Le documentaire 4Bancs/Rebelgeneration, qui s’ancre dans la réalité bruxelloise, symbolise la frontière culturelle par la grande baie vitrée du théâtre la Balsamine implanté au milieu d’un quartier populaire. Entre le personnel de ce théâtre et les jeunes qui passent leur temps sur les bancs en face, quels ponts sont possibles ? Dans Limbo, la frontière culturelle entre un réfugié afghan et la société écossaise dans laquelle il vit se matérialise de manière absurde pendant les cours de citoyenneté auxquels il participe. Avec Tenor, Les Femmes du square et Pendant que Nicoleta travaille, ce sont les barrières économiques qui s’ajoutent aux différences sociales et culturelles. En s’appuyant sur les perspectives offertes par tous ces films, le Festival propose de questionner ensemble ces frontières, entraves et limites.