Lipa : passage du réel à la fiction
L’année passée, le court-métrage Lipa de l’association Joseph Denamur et ses jeunes remportait le prix du meilleur court métrage dans le cadre du concours À Films Ouverts. Ils nous expliquent comment ils ont réussi à transformer l’histoire vécue par un de leurs camarades en court métrage sans la dénaturer.
Lipa raconte une situation vécue par Ali, un jeune afghan ayant le statut de MENA (mineur étranger non-accompagné) lors de son arrivée à Rixensart. Ali a connu une injustice à son arrivée en Belgique. Suite à un malentendu, la police l’a interpellé. Un jour alors qu’il se promenait dans un parc, il rencontre une jeune fille ressemblant fortement à sa sœur dont il a été séparé. Il demande s’il peut faire une photo d’elle. Comportement qui a été mal perçu par la mère et l’a mené à un interrogatoire de la police.
Tout le récit est véridique, cependant le traduire en image a demandé une adaptation. L’acteur principal joue son propre rôle mais il a fallu recréer une atmosphère avec les moyens de l’équipe, tout en ne tombant pas dans le documentaire, ou dans une fiction éloignée de la réalité. Le scénario est travaillé pour coller aux faits tout en créant un climax, c’est-à-dire une certaine tension dans le court métrage. Selon le réalisateur, Patrice Gautot, c’est « un fait divers, un évènement simple qui raconte beaucoup ». Par ce témoignage, l’Association Joseph Denamur et ses jeunes touchaient à un sujet important, celui des stéréotypes, de la peur de l’Autre. Les jeunes souhaitaient parler de cette injustice dont Ali avait été victime, sans pour autant tomber dans la moralisation.
Quelle relation entre fiction et réalité ? Peut-on rendre compte du réel ?
Dans Lipa, l’équipe a opté pour la fiction afin d’accentuer la dramatisation de cette histoire. Comme en témoigne Patrice Gautot : « Sinon on fait une sorte de documentaire, une reconstitution avec voix off qui explique les faits. » La puissance de la fiction est qu’on rentre dans l’action, sans vraiment savoir où on va aller. Dans la fiction, le scénario fait le récit alors que dans le documentaire, le vécu fait le scénario. « On joue avec le scénario, la mise en scène, le montage pour créer un suspense, une tension pour arriver à un climax. Si on veut apporter un intérêt ou une tension, il faut dramatiser ».
Au départ, dans les premiers scénarios, il était question d’une fin moralisatrice. Ils ont, par la suite, opté pour un court métrage qui invite le spectateur à la réflexion, pour qu’il puisse se faire son opinion sur ce qu’il a vu et entendu. « C’est ça qui laisse le plus d’impact à la fin de la projection. Je dirais que le côté moralisateur, on le sait. Mais les non-dits sont parfois plus importants que ce que l’on dit. »
Comment créer de la tension ?
Étant donné les contraintes en termes de lieux de tournage, d’actions, et de personnages, l’équipe a axé la mise en scène sur les silences, les jeux de regards, une pratique qui est, en effet, souvent utilisée dans les films afin de créer un suspense. On laisse de la place au spectateur pour s’impliquer dans le récit, pour ressentir les émotions. Parfois un silence est plus fort en sens et en émotions. Une autre technique cinématographique utilisée dans le court métrage Lipa est l’étirement du temps. Ceci permet d’accentuer certains moments du film. La chronologie est tout aussi importante : flashback (retour en arrière), flashforward (saut dans le futur)… Le cinéma regorge d’outils pour captiver le public. Lipa joue à merveille avec ces techniques visuelles. On ne comprend pas tout directement, des interrogations persistent.
La fin du court métrage nous donne la réponse. Ceci participe à l’intérêt du spectateur : qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui va se passer ? Comme l’explique le réalisateur : « On ne sait pas, on laisse le doute dans la tête du spectateur. On a un retour de bâton, c’est aussi pour ça que le choc est plus grand. » De nombreux films jouent sur le suspense avec des changements de temporalité où l’on ne comprend tous les tenants et aboutissants du film qu’à la fin. Certains films vont même plus loin en poussant le spectateur à penser l’histoire sous un autre angle en donnant une toute autre interprétation à la fin avec un changement de point de vue qu’on appelle le twist ending. Ex : Fight Club (1999), Interstellar (2014).
Traduire un fait réel en fiction est chose courante. De nombreux réalisateur.rice.s peignent la vie de personnes, d’événements réels tout en jouant avec les codes de la fiction.
Interview de Patrice Gautot réalisée le 14 février 2019, par Axelle Pisuto
Pour (re)découvrir ce court métrage, le lien Vimeo : https://vimeo.com/261818960