La condition féminine unit-elle les cultures ? La réponse du cinéma
« L’inégalité de genre, quelle que soit la sociétéque l’on considère, et pour autant que l’on veuillela mettre en évidence, apparaît comme un faituniversel, dont les justifications tout commeles manifestations sont toutefois éminemment
variables1 ».
Longtemps sans doute, la subordination de la femme à l’homme a été considérée comme un fait « naturel », dont l’omniprésence dans les sociétés prouvait la normalité. Miroir de la société, le cinéma a reproduit cette perspective et considéré les variations de cette condition comme autant de nuances culturelles sympathiques.
En 1921 déjà, Le Cheik (George Melford, 1921) souligne les traditions nuptiales proches de l’esclavagisme d’un monde arabe largement fantasmé.
Mais elles contribuent surtout à planter un décor aventureux, celui d’une culture exotique qui vit « dans l’ignorance bienheureuse de la civilisation ». Cet asservissement n’empêche pas l’héroïne de succomber aux charmes du Cheik (Rudolph Valentino) qui les perpétuent avec « sagesse ». Près d’un siècle plus tard, le cinéma occidental continue de mettre en scène l’exotisme culturel mais les problématiques féminines liées aux traditions deviennent des thèmes
centraux qui offrent des drames révoltants. Le cinéma et la société ont-ils changé ?
Un regard volontiers critique... sur les autres
En 1973, pour une des premières études de référence sur la femme au cinéma, la chercheuse Molly Haskell posait un constat tranché : dans le cinéma européen ou américain, les personnages féminins étaient « les véhicules des imaginations masculines, l’"âme"de l’inconscient mâle collectif, et le bouc émissaire des frayeurs des hommes 2 ». Pourtant, l’oppression fournit des trames dramatiques efficaces : un héros opposé à des règles arbitraires et à l’injustice, assoiffé de liberté et mû par des sentiments sincères possède les atouts pour émouvoir son audience, qu’il soit masculin ou féminin. Il aura malgré tout fallu du temps pour que l’émancipation de la femme devienne un sujet efficace : dans plusieurs films, il ne s’agit plus de savoir si l’héroïne trouvera l’homme de sa vie mais au contraire si elle saura se libérer de la domination masculine qui entrave ses libertés. Si ces récits trouvent leur public, on peut sans doute prendre pour acquis
que ce combat intéresse et émeut largement : la sensibilité populaire à l’émancipation des femmes se serait accrue.
Mustang © Cinéart
À en juger par leur diffusion et l’origine de ces films, cet intérêt semble surtout occidental. Par son casting, son thème et sa langue, Mustang est un film en apparence turc. Mais c’est en France qu’il est produit, en France que la réalisatrice a fait ses armes et remporté le César du meilleur premier film et c’est la France qu’il a représenté aux Oscars de 2016. C’est en Europe qu’il a fait ses premières sorties, qu’il a généré ses bénéfices pour finalement sortir en Turquie où il mène une carrière discrète non sans provoquer quelques polémiques sur sa pertinence.
De même, Difret, qui plonge le spectateur en Éthiopie, langue et casting faisant foi, est un film américain parrainé par la star hollywoodienne Angelina Jolie, accusée par la victime des violences dont le film s’inspire d’avoir « volé » son histoire3. Comment expliquer l’intérêt du cinéma occidental pour les violences faites aux femmes ailleurs ?
Pour le producteur de Mustang, Charles Gillibert : « S’emparer de ce film construit entre deux cultures est plus simple pour la France, qui inscrit sa propre culture dans une vision universelle, que pour la Turquie, où la culture représente, comme dans beaucoup d’autres pays, l’identité nationale 4 ». Ce serait donc en
raison d’une culture supérieure, plus « universelle », que l’Occident serait apte à s’émouvoir de l’oppression constatée ailleurs. Donneuse de leçon, et tout particulièrement envers les cultures musulmanes, notre société serait-elle à ce point irréprochable en matière de patriarcat qu’il faille en chercher les affres chez les autres ? Le problème se limite-t-il aux cultures ?
Des perspectives alternatives
Le contexte culturel n’est pas le seul à alimenter les inégalités. Le documentaire L’Homme qui répare les femmes de Thierry Michel se situe au Congo mais dénonce avec force les violences en temps de guerre. Les femmes sont régulièrement violées, mutilées et torturées et l’on remarque que ce sont les organes associés à la reproduction biologique ou à la féminité qui sont plus souvent visés 5. En tant que « futures porteuses d’enfants, c’est elles que l’on désire humilier d’abord dans ce moment de conquête qu’est l’invasion 6 ». Cette cruauté n’épargne pas l’Europe : « au cours des premières semaines de la guerre de 1914, le viol des femmes de l’adversaire semble avoir été un phénomène très banal 7 ». De même, les femmes migrantes auront plus de risques de subir des violences, de tomber dans des réseaux de prostitution et de trafic d’êtres humains ou de se retrouver dans une situation de vulnérabilité économique et administrative suite à un regroupement familial 8. En Belgique, elles se retrouvent au milieu d’un conflit entre « les priorités de lutte contre les violences de genre et celles inhérentes à une politique d’immigration visant à contrôler la présence des étrangers sur le territoire 9 ». Leur statut d’étrangère fragilise leurs droits et les protections pour les femmes belges leur sont difficilement accessibles. Si les pays d’accueils sont si sensibles à la cause des femmes, n’y aurait-il pas là motif à faciliter leur venue et leur intégration ?
Ces sujets graves n’ont pas encore connu leur fiction
cinématographique de référence et trouvent
plus facilement écho dans le genre documentaire, moins risqué et coûteux à produire. Les difficultés de la migration ne s’arrêtent cependant pas à la réussite de l’entreprise. Arrivées en Occident, les femmes peuvent-elles profiter de l’égalité qui y est proclamée ? Les fictions, Cheba Louisa, Fatima et les documentaires Özge et sa petite Anatolie et Patience, patience... tu iras au paradis illustrent sous différents angles que les inégalités de genre perdurent en Occident.
L’intégration dans une société d’accueil est un processus complexe handicapé par des traditions communautaires, parfois plus pesantes dans ce contexte que dans le pays d’origine, et des inégalités sociales propres à des milieux sociaux précaires. Loin de permettre l’épanouissement et la libération, l’immigration peut contribuer au
renforcement des inégalités.
L’homme qui répare les femmes © Les Films de la Passerelle
L’héroïne qui nous manque ?
Le cinéma populaire perpétue largement l’idée que la fonction de la femme est d’être belle et utile à l’homme 11. De ce point de vue, le César remporté par Fatima qui raconte les difficultés d’une cheffe de famille, femme de ménage et d’origine algérienne pour s’intégrer en France signale certainement une évolution dans le combat des images et des récits. La conquête de l’égalité au cinéma est-elle en passe d’être achevée ? La filmographie féminine qui atteint les salles de cinéma recycle largement des mêmes thèmes : violence sexuelle, mariage forcé, inégalités, domination masculine, etc.
L’intérêt se porte surtout sur des spécificités de la condition féminine qui justifie l’héroïsation de personnages de plus en plus abondants. De ce point de vue, la femme incarne une préoccupation qui lui est spécifique et qui traverse les cultures et les géographies. Son combat transcende les différences culturelles et défie la domination masculine qui s’appuie à la fois sur des traditions patriarcales et des conditions sociales défavorables aux femmes. Mais le cinéma peine encore à reconnaître à ses héroïnes une aptitude à porter des combats qui dépassent le périmètre de leur genre. Le héros qui se bat pour le bien commun au sens large, reste largement masculin. Les femmes ont encore à conquérir le droit de bouleverser les destinées globales, fussent-elles imaginaires.
1. Fassin, Didier, 1999, « Inégalité, genre et santé, entre l’universel et le culturel », in Preiswerk, Yvonne, Burnier, Mary-Josée (Dir.), Tant qu’on a la santé. Les déterminants
socio-économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les hommes et les femmes, IUED, DDC et Commission nationale suisse pour l’UNESCO,
Genève
2. Molly Haskell, La Femme à l’écran : De Garbo à Jane Fonda, Seghers, Paris, 1977, 285 p., p. 37
3. Guillaume Hamonic, Difret :« Angelina Jolie a exploité mon viol pour son film », Le Figaro, 18 avril 2015, www.lefigaro.fr/cinema/2015/04/28/03002-20150428ARTFIG00130--
difret-angelina-jolie-a-exploite-mon-viol-pour-son-film.php
4. Frédéric Strauss, “Mustang” en Turquie, l’histoire d’une sortie électrique, Télérama, 23 octobre 2015, www.telerama.fr/cinema/mustang-en-turquie-l-histoire-d-unesortie-electrique,133194.php
5. Le Monde selon les Femmes, Mondialisation et nouvelles formes de violence faites aux femmes, Bruxelles, http://www.mondefemmes.be/genre-developpement-outils_theories-analyse_violences-et-prostitution_nouvelles-formes-violences.htm
6. Idem.
7. Idem.
8.www.lavoixdesfemmes.org/web/IMG/pdf/Recommandations_violences_de_genre1.pdf
9. La Voix des Femmes asbl, Recommandations visant à améliorer la situation des femmes migrantes victimes de violences de genre, www.lavoixdesfemmes.org/web/
IMG/pdf/Recommandations_violences_de_genre1.pdf
10. Femmes prévoyantes socialistes, Des victimes sans droits : Les femmes « sans papiers » dans le cadre du regroupement familial, Bruxelles, 2016, www.femmesprevoyantes.
be/SiteCollectionDocuments/analyses/2013/victimes-sans-droits.pdf
11. Mad Max Fury Road est peut-être l’arbre qui cache la forêt de l’année 2015 qui aura vu Disney à la fois opter pour une héroïne aux commandes de Star Wars 7
tout en négligeant de promouvoir sa figurine dans les rayons de jouets : Théo Chapuis, Sexisme : Disney aurait délibérément exclu Rey des produits dérivés Star Wars, Kombini, janvier 2016,www.konbini.com/fr/entertainment-2/sexisme-disney-produits-derives-star-wars-rey