L’amour mixte : le cinéma a ses raisons que la raison ignore
Y a-t-il plus belle histoire qu’une histoire d’amour ? A en croire les box-office : non. D’Autant en emporte le vent à La-la-land, les grands succès sont souvent des drames amoureux et rares sont les films qui ne prévoient pas un petit bout de romance. Mais la simple attraction entre deux êtres ne suffit pas : ce sont les complications de l’amour qui dynamisent le drame. Riches et pauvres, ennemis en guerre, familles rivales, conflits de serments, choisir la mission ou l’être aimé, le vampirisme ou l’humanité : le couple ne s’unira que dans le déchirement, le sacrifice et la réprobation. Or, ces paramètres évoluent avec le temps. Désormais les différences culturelles semblent constituer le décor romantique idéal.
Traditionnellement, les amours de fiction ont été confrontées à deux obstacles majeurs : des rivalités de principe entre deux camps et les différences de classes des personnages. Familles rivales, conflits de voisinage interminables, de Roméo et Juliette à West Side Story, les difficultés naissent d’une opposition de principe. Accepter l’union des amoureux serait faire aveu de soumission à l’autre camp ou se voir imposer une paix non souhaitée. La convergence amoureuse apparait d’ailleurs comme le prétexte idéal pour pousser l’opposition au paroxysme : l’enlèvement d’Hélène précipite la Guerre de Troie, l’échange des regards plonge les gangs dans une lutte à mort dont nul ne sortira vainqueur. Pour les dramaturges, l’amour est souvent la promesse d’une guerre. Lorsqu’il s’agit de classes sociales, les choses diffèrent. Tout de suite, le ou la moins bien née est suspecte. Elle cherche à profiter d’une faiblesse sentimentale pour s’élever dans la société et bénéficier de la richesse ou de la position de l’autre. Ici, le conflit n’est pas prétexte d’une lutte à mort de deux classes. A travers les obstacles à la romance, il s’agit souvent, comme dans Titanic, de condamner le mépris des nantis à l’égard des modestes, de regretter les injustices de la fortune et souvent d’en redistribuer les cartes. Pour beaucoup de films, aimer est une voie d’élévation sociale (généralement au bénéfice de la femme, telle Pretty Woman).
En somme, le drame amoureux fonctionne toujours sur le même ressort. L’attraction de deux êtres est le prétexte pour créer une distinction rigide entre deux camps. Le genre constitue une sorte d’exploration des géographies sociales et culturelles, et des frontières qui en découlent avec plus ou moins de réalisme ou de clichés. Transposée dans Bruxelles, la guerre des gangs de West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961) devient le film Black (Adil El Arbi et Bilall Fallah, 2015) où jeunes noirs de Matonge et « Maroxellois » de Molenbeek se déchirent autant que leurs héros s’aiment. Au fil du temps, les rivalités de principe et de classe sont remplacées par une incompatibilité plus vraisemblable aux yeux des publics du 21ème siècle : la différence ethnique ou religieuse. Désormais, les personnages de la diversité constituent les amants maudits par excellence.
L’État à l’épreuve
Le film d’amour met à l’épreuve la société dans sa diversité et chaque film imagine à sa manière un cas de figure et en évalue le résultat. Au rang des difficultés qu’il faut affronter, la plus mécanique est celle de l’État et de la loi. Des films comme Loving (Jeff Nichols, 2016) et United Kingdom (Amma Asante, 2016) font le récit de couples mixtes qui affrontent la justice ou un gouvernement pour imposer leur union. Ce combat est une quête dont l’enjeu dépasse les deux personnes. Il s’agit de contribuer à faire évoluer le monde : leur éventuelle victoire profitera à d’autres et impose au monde politique d’ajuster ses paramètres à une réalité nouvelle que l’amour illumine. A travers ces histoires, ce sont les longues luttes contre les ségrégations raciales, issues de l’esclavage ou du colonialisme, qui sont racontées.
Dans sa version contemporaine, ce sont les soupçons de mariage blancs qui incarnent la lutte entre deux contraires : la froideur juridique et la chaleur amoureuse. Si la romance est contrariée par les obstacles dressés à l’immigration (comme dans Samba de Olivier Nakache, Éric Toledano, 2014, ou Cherchez Hortense de Pascal Bonitzer, 2012), ceux-ci provoquent une autre aberration lorsqu’ils poussent à simuler les sentiments comme dans Le Silence de Lorna (Luc et Jean-Pierre Dardenne, 2008) pour gagner des papiers.
La condamnation du repli sur soi
Lorsque l’État ne se mêle pas des affaires de cœur, celles-ci remixent souvent la vieille opposition entre deux camps qu’incarnent les deux familles qui jugent l’attraction contre-nature. Ces films jouent sur un double affrontement : celui entre deux cultures qui s’ingénient à justifier leur incompatibilité et celui entre la soumission au groupe social et la satisfaction d’un désir individuel. Le racisme devient l’expression d’une volonté de perpétuer une sorte de pureté communautaire et l’amour le sentiment qui la contrecarre. Souvent prétexte à la comédie, car il force les traits et en dénonce les excès, ce mécanisme fait de la résistance aux siens une forme d’héroïsme et de l’adaptation aux mœurs des autres une épreuve souvent tragi-comique.
Les films ne renvoient pas tous les groupes dos-à-dos. Plusieurs drames proposent une lecture « réaliste » des relations interculturelles. Il s’agit parfois d’opposer une communauté « autochtone » à des groupes plus récents à la manière d’une sorte de lutte des classes moderne. Les prolétaires sont les migrants, les bourgeois les locaux anciennement colons. La rancœur des premiers se marie avec le mépris des seconds pour réprouver les amants. Dans la comédie Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu (Philippe de Chauveron, 2014) ou dans le drame Just a Kiss (Ken Loach, 2004), aux souvenirs des rapports coloniaux s’ajoute la crainte que le racisme des puissants ne nuise à la viabilité du couple.
Toutefois, comme dans Noces (Stephan Streker, 2017), les cultures issues des migrations incarnent souvent une rigidité incompatible avec la romance occidentale lorsqu’elles s’entêtent à arranger les mariages et à prétendre avoir droit et de vie et de mort sur les sentiments des leurs. Si accepter les amoureux comme ils sont signifie pour les uns de réviser leur racisme et de s’ouvrir aux nouveaux venus, il s’agira pour ceux-ci d’accepter les règles du pays d’accueil et donc de signaler leur intégration.
Bien souvent, l’amour triomphe. L’union confirmée opère une sorte de guérison sur ceux qui lui étaient hostiles. Le communautarisme et le racisme s’en trouvent subvertis : elle éclaire les esprits les plus chagrins tel le patriarche blanc de Devine qui vient diner… (Stanley Kramer, 1967). Face à la détermination des amoureux, il consent à leur union et épouse leur cause « Il y aura cent millions de gens, ici dans ce pays qui vont être choqués, offensés et atterrés par vous deux. Et vous devrez juste le surmonter. Peut-être chaque jour, jusqu’à la fin de votre vie. » Les communautés s’ouvrent, les racistes renoncent à leurs préjugés et les minorités à leurs traditions. Mais certains récits sont plus sombres : la beauté du sentiment ne réussit pas à vaincre. Les amants doivent fuir les leurs, voire se résoudre à leur incompatibilité ou pire, subissent la violence des traditions. Les œuvres oscillent entre optimisme et pessimisme, traduisant à leur manière un point de vue spécifique et contestable sur l’avenir des relations interculturelles.
L’amour triomphe toujours
On pourrait dire que chaque drame amoureux est une tentative de résoudre une équation : ces groupes sociaux sont-ils compatibles ? Au prix de quoi ? La problématique s’étend sur une échelle qui va de la cellule familiale à l’État en passant par des groupes relativement larges comme une ethnie ou plus restreint comme une communauté religieuse. Au-delà des leçons sociales ou politiques que chaque film propose de tirer, la romance a le mérite de rejouer une lutte qui semble universelle : celle du cœur contre la raison. Le genre tire sa puissance de la préférence du public pour le premier contre la seconde. Chaque film démontre que l’union de deux êtres est toujours plus attractive que leur séparation, quelque soient leurs différences. Aucun film n’a jamais présenté la séparation des amants comme un happy end (en dehors d’une relation toxique ou violente). Les personnages sont évalués sur leur capacité à renoncer au confort du groupe ou de la société pour préférer vivre une passion authentique. Ce mécanisme fonctionne d’ailleurs à l’envers, il semble insupportable d’assister à une union dépourvue de sentiments quand bien même comporte-t-elle mille promesses de confort et d’honneurs. Meilleur plaidoyer antiraciste qui soit, l’amour transcende les différences entre les protagonistes et unit tous les spectateurs du monde autour d’une histoire éternelle.
Février 2018 - Daniel Bonvoisin et Cécile Goffard