Kis’ Keya : « Il y a beaucoup d’endroits où je suis la seule personne noire »

Dans sa pratique d’artiste plasticienne ou dans l’écriture audiovisuelle, Kis’ Keya s’engage face aux discriminations. Elle affirme un besoin de changement de mentalité et dénonce le manque de représentation des minorités dans nos sociétés et dans les médias. Elle sera la présidente du jury 2023 du concours de courts métrages : les valeurs qu’il promeut font écho avec ses combats.

Photo : Victor Papadis

Peinture et sculpture, animation d’ateliers d’expression avec des enfants et des ados, organisation de casting : la multitude des projets de Kis’ Keya ont pour dénominateur commun l’engagement aux côtés des groupes discriminés. Elle a aussi créé la première série afroqueer francophone, Extranostro, dont les épisodes sont à découvrir sur YouTube. On y suit les pérégrinations de Bibiche, jeune homme africain qui travaille dans l’agence de voyage gay friendly « Rainbow trip ». Si elle est aujourd’hui en pleine écriture d’un nouvel épisode, Kis’ Keya n’a pas toujours exploité la caméra comme outil de lutte. Rencontre avec une artiste plurielle et engagée.

Changer le format, élargir l’audience

C’est par la peinture et la sculpture que Kis’ Keya a initié son parcours artistique teinté d’engagement. « Concernant les discrimina¬tions, j’ai commencé à me rendre compte que j’avais besoin de m’exprimer dessus ou d’en faire quelque chose. Ça a commencé avec la peinture et c’était, au départ, plutôt lié au sexisme, au rapport au corps de la femme et à sa vision. À partir de là, j’ai vraiment conscientisé qu’il y avait la possibilité de travailler sur les discriminations avec l’art comme moyen d’expression, d’extériorisation, mais aussi de sensibilisation. » De la lutte contre le sexisme, le travail de Kis’ a cheminé pour confronter le racisme et l’homophobie, notamment au travers de ses productions audiovisuelles. Via l’écriture d’un long-métrage, il y avait l’urgence de raconter les discriminations. La création d’une série a répondu au même impératif, mais avec l’ambition d’élargir l’audience. « Il commençait vraiment à y avoir une urgence à toucher les gens différemment. Ce genre de films est souvent voué à être diffusé en festivals ou dans des cinémas d’art et d’essais. Pour toucher un public plus large, il fallait que je fonctionne autrement. On est vraiment dans un moment où les séries sont de plus en plus à la mode. On peut faire vraiment de très bonnes séries de qualité et en même temps toucher beaucoup de gens. » Si le mode de consommation audiovisuelle des publics a changé, les routines de production, elles, semblent parfois immuables.

Personnages singuliers, portée universelle

Les idées créatives ne manquent pas. Pour Kis’ Keya, le problème n’est pas là. Il se situe plus haut dans la hiérarchie, dans les maisons de production qui ne veulent (toujours) pas se frotter à certains sujets. « Il y a ce discours des institutions, de la production, de dire “oui mais bon, cela va toucher qui ? Qui va pouvoir suivre, s’identifier ?” Et je dis : “C’est quand même pas possible, c’est un être humain devant vous qui est amoureux, qui pleure, qui rigole. Où est le problème ?” » Ces réticences des industries culturelles constituent des freins pour les artistes, dans un contexte où l’évolution des représentations est primordiale. « Je fais partie des personnes qui reçoivent pas mal de refus. C’est vraiment cet apriori des décideurs de dire que ce n’est pas rentable, que l’on ne peut pas s’identifier à certains personnages, que ce sont des niches, des communautarismes. Ils n’ont pas la confiance pour investir dans ce genre de projets. Il n’y a pas de confiance intellectuelle, il n’y a pas de confiance de création. C’est difficile de se dire que c’est comme ça. Parce que les créateurs sont là, les projets sont là, la qualité est là. » Avec Extranostro, Kis’ Keya tente de faire bouger les lignes, pour visibiliser des communautés minoritaires, oubliées des scénaristes. « J’ai écrit une histoire qui se veut universelle et qui parle de la vie de tous les jours, du monde du travail, du monde de l’amour, des amis, tout ce qu’on peut voir dans beaucoup de séries. Si ce n’est que, pour une fois, en tout cas dans le monde francophone, les personnages sont noirs et queers. Dans mon travail, j’essaie de me battre pour la visibilité de toutes et tous et il y a des profils qui ne sont pas encore à l’écran, pour plein de raisons. »

Extranostro, Kis’ Keya

Ce problème de représentation de la diversité des profils à l’écran, les industries culturelles essayent pourtant d’y répondre, souvent maladroitement. Si les minorités sont de plus en plus représentées à l’écran, le problème n’est au fond que déplacé. « Ce sont souvent des personnages porte-drapeaux qui représentent juste le noir ou le noir LGBT, et qui ont rarement une histoire intéressante en soi, et rarement une complexité. Comme il n’y en a qu’un, il est forcément toujours obligé d’être gentil, marrant, le meilleur ami et surtout très exubérant, dans le cliché. Quand il n’y a pas assez de représentations et que l’on en met un par principe, on est toujours obligé de retomber dans les clichés et dans le manque de profondeur du personnage. » Les séries grand public offrent aujourd’hui une galerie de portraits plus diversifiée, mais elles peinent à mettre en question les problématiques qui animent ces communautés. Avec Exanostro, Kis’ Keya ambitionne aussi de faire taire le scepticisme des firmes de production. « Le message c’est aussi qu’on peut s’identifier à des personnages noirs, on peut s’identifier à des personnages queer et des personnages noirs et queers. Parce que comme je le dis souvent, moi depuis que je suis petite, je vais au cinéma et je ne vois que des personnages blancs et j’arrive quand même à suivre des narrations, je peux m’identifier, je peux avoir des ressentis. »

Hors-champs, faire bouger les lignes

Pour Kis’ Keya, ce n’est pas qu’à l’écran que les choses doivent changer. « Pour monter des projets audiovisuels, il y a beaucoup d’étapes de décision et de création. Ça commence par l’écriture, puis il faut réaliser, faire un casting, produire. Il faut que les esprits s’ouvrent à tous les niveaux, ou qu’il y ait plus de personnes issues de la diversité. C’est déjà le cas : des scénaristes, des rédacteurs... peut-être pas encore des directeurs de casting mais ça commence. Ça peut aider. » Sa présence dans le jury du concours de courts métrages du festival À FILMS OUVERTS illustre bien ce besoin de soutenir les communautés trop peu valorisées, sur ou hors des écrans. « Je pense qu’il faut des regards différents sur la production. Il faut des personnes issues de la diversité dans les jurys aussi, toujours dans cette idée de visibilité, de représentativité et de rôle modèle. Partout où je peux être, j’y suis. Et souvent je suis la seule. Il y a beaucoup d’endroits comme ça où je me retrouve seule personne noire. Il vaut mieux une seule que zéro. Si je peux, j’essaierai toujours d’être présente dans des lieux, dans des situations publiques, décisionnelles et de représentation. » Si raconter la diversité est politique, c’est aussi et surtout à chaque étape de la production et de la diffusion audiovisuelle qu’il s’agit de faire entendre sa voix.

C’est finalement à une révolution globale des systèmes de production que Kis’ Keya aspire. « Je pense que les personnes blanches se disent que la seule norme c’est d’être blanc. Il faut qu’on ait des noirs et des personnes racisées à tous les niveaux et entre autres à la production. La création, elle existe mais pour trouver l’argent, c’est plus compliqué. » Même si la redéfinition des normes semble s’affirmer bien plus lentement en Europe francophone que dans les sociétés anglo-saxonnes, Kis’ Keya ne lâchera rien : « C’est pas encore gagné. Je ne sais vraiment pas quand ça va s’ouvrir mais ça finira par arriver. » Sa détermination, c’est dans la série Extranostro qu’elle se dévoile aujourd’hui. Et pour cette artiste multifacettes, le combat contre les discriminations se poursuivra un pin¬ceau à la main, un micro comme porte-voix ou la caméra au poing.