Faire des films «  sur  » ou «   avec   » les migrant.e.s ? Rencontre avec le réalisateur Laurent Van Lancker

Certain.e.s réalisateur.rice.s qui traitent de la migration n’ont pas fait l’expérience de l’exil, il est dès lors intéressant de s’interroger sur le point de vue que leur film adopte et sur la façon dont ils et elles s’approprient le sujet. En effet, les migrant.e.s peuvent être dans des situations très précaire alimentées par la combinaison de différents systèmes comme le racisme (discriminations, problèmes de régularisation de papiers…), le capitalisme (exploitation des personnes en situation précaire, absence de protection sociale), ou le patriarcat  : on peut donc admettre qu’ils et elles font partie
d’un groupe en situation de minorité. Dans le cas d’un documentaire, comment les réalisateur.rice.s peuvent représenter ces personnes sans reproduire des rapports de force ? Peut-on, alors qu’on fait partie d’un groupe «   dominant  », sortir d’une vision dominante ?

Très conscient de ces questions, l’anthropologue et réalisateur belge Laurent Van Lancker (Surya, 2007 ; Brak, 2016 ; Kalès, 2017) propose le documentaire collaboratif comme un moyen d’intégrer plusieurs visions du monde et ainsi éviter la reproduction du seul point de vue dominant.

Kalès, du désir de partage au documentaire collaboratif

Son dernier documentaire Kalès est ce qu’il appelle un documentaire collaboratif, c’est-à-dire un film qui vient d’un désir partagé, par lui et des occupants de Calais, de parler d’un même sujet  : la vie communautaire dans le camp de Calais. Laurent Van Lancker, qui donne aussi cours à l’INSAS (Institut Supérieur des Arts du Spectacle) sur les stratégies de collaboration, souligne l’importance du désir de partage dans ce type de film  : «   Quand mes étudiants me disent qu’ils veulent faire un film collaboratif avec telle ou telle personne, je leur réponds toujours qu’ils peuvent espérer la collaboration mais qu’ils ne peuvent pas dire qu’ils vont l’avoir. Si la personne en face n’accepte pas l’offre, ne rentre pas dans le dialogue ou ne prend pas la caméra, il n’y a pas de film collaboratif.  »

Il insiste d’ailleurs sur la distinction entre le film participatif et collaboratif  : «  Le film participatif, c’est faire rentrer des gens dans un projet déjà pensé, mais le film collaboratif implique une réelle collaboration, c’est-à-dire que les gens prennent une part d’auteur dans le projet. Mais ce désir de partage ne peut pas être imposé. La démarche collaborative, c’est quand la personne commence à faire des choses auxquelles moi je n’avais pas pensé et que je n’avais pas demandé. C’est collaboratif lorsque la personne prend la caméra (par exemple, à Calais je laissais une caméra sur place) sans que je ne lui dise quoi que ce soit et qu’elle commence à filmer parce qu’elle voit des choses qu’elle a envie de filmer. On peut espérer arriver à une démarche collaborative en mettant en place des stratégies, des méthodes qui vont laisser une place ouverte à la personne pour faire ça. Mais si la personne ne prend pas la caméra, ne vient pas, alors il n’y a pas de collaboration et on ne peut pas la forcer.  »

Laurent Van Lancker est au départ arrivé dans le camp de Calais comme bénévole, sans intention de réaliser un documentaire. Il y a passé beaucoup de temps (une semaine sur deux pendant plusieurs mois) et au fur et à mesure qu’il apprenait à connaître certains de ses occupants, il a été invité à rester dormir sous tente et à partager la vie communautaire du camp. Après ces moments passés à partager la vie d’un groupe de migrants issus de deux communautés (afghane et soudanaise), le réalisateur a amené sa caméra et les migrants ont commencé à tourner des images avec lui. Petit à petit, l’idée de faire un film a germé, pour montrer un autre aspect du camp. Le réalisateur a donc fait des ateliers vidéo avec les personnes intéressées de s’investir dans le projet.

Une «  jungle  » plutôt bien organisée

Comme l’explique Laurent Van Lancker, l’attention des médias a grandi en proportion au nombre de migrants présents dans ce qu’on a appelé par la suite la «   jungle  » de Calais. à un moment, la présence des médias est devenue problématique  : «   Les migrants présents dans le camp en avaient ras-le-bol des caméras. Il y a des jours où on marchait dans le camp et où on voyait dix équipes de tournage. Il y avait aussi des choses qui allaient à l’encontre de toute éthique journalistique, comme certaines équipes sans scrupules qui filmaient les migrants malgré eux ou les payaient pour pouvoir les filmer.  »

Certains migrants étaient très conscients de l’image misérabiliste que les médias renvoyaient d’eux et du camp. Laurent Van Lancker dénonce d’ailleurs la communication de certaines associations qui utilisent ces images misérabilistes pour récolter des fonds et déplore que l’aspect communautaire exceptionnel du camp n’ait pas été mis plus en avant  : «   Il y avait une idée de communauté, de solidarité et d’entraide incroyable. Calais a été un moment unique dans l’histoire moderne  : c’était un camp autogéré où les autorités et les associations bénévoles avaient leur mot à dire mais où c’était avant tout les communautés qui géraient. Ils avaient créé des restaurants et des supermarchés, il y avait vraiment une économie et une société parallèle créées par eux. Les conditions étaient certes très dures mais il y avait aussi beaucoup d’autres choses, comme cette faculté d’adaptation et de survie avec la mise en place d’une vie communautaire.   »

Le dialogue interculturel par la voie de l’imaginaire

Comment éviter de reproduire un point de vue dominant sur les migrant.e.s ? à cette question, Laurent Van Lancker explique qu’il faut être très conscient du rapport de domination vu la précarité des personnes avec qui il a travaillé. Il ajoute aussi que ce qui se passe et s’échange autour du film (des choses simples comme passer du temps avec eux, acheter une bonbonne de gaz, expliquer les lois belges ou les démarches administratives, etc.) est aussi important que le film en lui-même et permet de trouver un équilibre, une balance dans les rapports avec les personnes. Une dynamique de don et contre-don se met en place  : si les migrants l’ont accueilli dans leur tente à Calais, le réalisateur a par la suite hébergé chez lui certaines des personnes qui ont collaboré au film.

Pour sortir d’une vision dominante, le réalisateur a intégré dans Kalès une multitude de points de vue qui s’expriment de différentes manières  : «   Le film collaboratif, ça n’est pas forcément donner la caméra et dire — ok c’est toi qui passes derrière la caméra  —. C’est un outil que moi, je maîtrise mais que eux, ne maîtrisent pas toujours. Je suis persuadé qu’une porte d’entrée pour arriver à un dialogue interculturel, c’est aussi l’imaginaire et que souvent, on essaie beaucoup trop que le dialogue interculturel se fasse au niveau du logos, du contenu  : on reste dans les faits et dans les infos journalistiques, descriptives. Ça m’intéresse que ça se passe aussi au niveau des rêves, de la poésie, des contes. Pour moi, l’imaginaire et les rêves sont aussi une porte vers le monde de l‘autre.  »

Le réalisateur intègre donc cette dimension imaginaire dans ses films en jouant sur une plus grande immersion sensorielle  : «   D’un point de vue anthropologie et artistique, je crois qu’on a différents systèmes de pensée métaphysique et philosophique, mais aussi différents systèmes de sensorialité, c’est-à-dire de manière de percevoir le monde (au sens du percept). Le fait de laisser la place à quelqu’un d’autre dans un film ou dans un projet, c’est mélanger les différentes visions et perceptions du monde, ce qui permet d’avoir un film qui ressemble à l’échange et à la rencontre. Sinon on reste dans sa propre vision du monde, où on ne représente finalement qu’une projection qu’on se fait d’eux. Et ce n’est pas leur manière de voir, mais notre projection sur eux.  »

Interview de Laurent Van Lancker réalisée le 15 février 2019, par Cécile Goffard

Venez voir le film Kalès le mercredi 20 mars à 19h30 à BePax (Etterbeek).
https://www.afilmsouverts.be/Kales-553.html