Du racisme et des ailes

Découvrir son pays d’origine, explorer son histoire, partir à la recherche de ses racines… pour mieux prendre son envol ? Le cinéma propose souvent au public d’accompagner un personnage déraciné à travers le voyage initiatique d’une recherche d’identité. Ce parcours, à la fois physique et métaphorique, est parfois motivé par un vide ressenti par un·e protagoniste, par la révélation d’un secret familial longtemps caché ou encore par l’inadéquation entre le personnage et son milieu de vie. En offrant une place importante à ce ressort narratif quand c’est l’histoire d’un personnage racisé qui est contée, le cinéma se propose de faire une synthèse, entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé. Mais que trouvent ces personnages, au bout du chemin ? À Films Ouverts vous propose de leur emboîter le pas.

Dans Le Voyage de Talia (Christophe Rolin, 2023), l’héroïne entreprend un voyage au Sénégal pour retrouver sa grand-mère. Freddie (Retour à Séoul, Davy Chou, 2022), elle, décide de retourner en Corée du Sud à la recherche de ses parents biologiques. So-Young (Riceboy Sleeps, Anthony Shim, 2023) retourne également en Corée afin d’aider son fils à comprendre son passé. Quant à Farid (Né Quelque Part, Mohamed Hamidi, 2013), il se voit contraint d’aller en Algérie pour la première fois à la place de son père malade. Pour résoudre des problèmes rencontrés dans son pays d’accueil, le voyage initiatique vers le pays des parents semble une constante. Ce voyage donne l’occasion de mettre en miroir deux cultures (occidentale et celle du pays) tout en situant le personnage dans cet entre-deux. Mais si ces héros et ces héroïnes ont comme point commun de voir leur vie et leur vision du monde bouleversées par la confrontation avec cet ailleurs lointain mais proche du cœur, leur motivation diffère de film en film.

Des racines, pour « retourner aux sources »

La recherche de ses racines prend souvent la forme d’une enquête. C’est le cas de Talia, interprétée par Nadège Bibo-Tansia dans le film de Christophe Rolin, jeune femme bruxelloise afro-descendante. Alors qu’elle n’y avait jamais vraiment réfléchi jusque-là, elle ressent le besoin d’en apprendre davantage sur ses racines. Elle décide de quitter la Belgique pour entreprendre un voyage au Sénégal, le pays de ses ancêtres, qu’elle a toujours perçu comme mystérieux et fascinant. À Dakar, elle croise le chemin de deux jeunes femmes aux parcours très différents. D’abord Binta, sa cousine, qui a grandi au Sénégal tout en adoptant un mode de vie occidental. Ensuite, Malika, issue d’une famille pauvre et confrontée à de lourdes responsabilités. À travers ces rencontres, qui reflètent en quelque sorte des versions alternatives de sa propre vie si sa famille était restée au Sénégal, Talia se trouve confrontée à des questions fondamentales sur son identité et ses aspirations futures.

La quête identitaire de Talia se cristallise autour de cette grand-mère qu’elle n’a pas connue, et qu’elle découvre sur une photo chez sa cousine. Elle n’a alors plus qu’un objectif : la retrouver coûte que coûte.

Le voyage de Talia (Christophe Rolin, 2023)

Le film propose deux grilles de lecture pour expliquer le départ de Talia, l’une interne au personnage, l’autre externe. Il y a cette quête de ses origines, qui semble pouvoir combler un vide et, en parallèle, le délitement du lien de Talia avec la Belgique, son pays natal, qui est incarné en sa relation avec son amoureux flamand. Le malaise est diffus, l’inadéquation avec son milieu de vie est palpable, même si le film n’en donne pas les raisons exactes. Il n’expliquera pas pourquoi elle recherche sa grand-mère, ni pourquoi elle ne se sent pas bien en Belgique. L’attention se focalise sur cet « endroit meilleur ». Cet endroit où se trouveraient nos racines, nos réponses, où nous serions enfin compris·e et accepté·e ? Ainsi, la recherche de racines est aussi une fuite. Le film conte un récit intime et personnel, plus qu’une dénonciation des discriminations que nos sociétés imposent à des personnes immigrées ou à leurs enfants.

Sans rejeter en bloc ce genre de récit, il faut rester attentif·ve à ce que ceux-ci ne présentent pas ces voyages initiatiques des personnages racisés comme une étape indépassable de leur développement personnel. Une constante qui se dessine dans cette quête de ses racines est que, une fois arrivé·e au pays d’origine, on serait mieux « compris·e ». On trouverait ce qui a toujours fondamentalement manqué à notre être, et que finalement, ce serait une des solutions au mal-être provoqué notamment par les discriminations raciales subies. Ce type de récit ne risque-t-il pas de masquer que la construction identitaire n’est pas toujours aussi simple ? Cette situation d’entre-deux est illustrée avec le personnage de Habib. Dans Habib, la grande aventure (Benoît Mariage, 2023), le jeune acteur bruxellois issu de l’immigration marocaine se voit constamment proposer de jouer des stéréotypes racistes au fil des castings auquel il participe. Cette situation qui lui porte préjudice l’amène à se réfugier sur les planches d’un petit théâtre dans un rôle aux antipodes de son « identité » (marocain, musulman) : Saint-François d’Assise. Malgré la satisfaction et le bien-être que lui procure ce rôle, il cache ses activités à sa famille. Il se sent en décalage, fermement jugé, déconsidéré par celle-ci. Cet entre-deux, être considéré comme n’appartenant ni à son pays de naissance, ni à son pays ou sa communauté d’origine, fait écho à l’expérience bien réelle des fils et filles d’immigré·es. Tout le long du film, Habib ne sera jamais perçu comme belge, ni comme marocain, jusqu’au dernier acte où il se découvre une passion pour l’enregistrement de livre audio pour un public malvoyant. L’alchimie belgo-marocaine n’ayant pas fonctionné, l’émancipation est ailleurs.

Des racines, pour mieux se comprendre soi-même

L’exploration du déracinement est aussi racontée du point de vue des parents. Là où Talia s’en va dans une quête introspective, caractérisée par un voyage dans le pays d’origine de sa famille, Alain Ughetto dans Interdit aux Chiens et aux Italiens (2022) et Anthony Shim dans Riceboy Sleeps proposent d’explorer les raisons du départ des parents de leur pays de naissance. C’est à travers le parcours de leurs parents, des choix difficiles auxquels ils ont été confrontés, que les enfants arrivent à mieux comprendre ce qu’ils vivent aujourd’hui.

Interdit aux chiens et aux Italiens, Alain Ughetto (2022)

Pour Alain Ughetto, le conte de sa grand-mère sur le périple que son grand-père et sa famille ont vécu lui permet de mieux comprendre d’où lui vient cette passion pour le bricolage, certains traits de personnalité mais surtout, de mieux apprécier les raisons qui les ont amenés à s’installer en France.

Des racines, pour mieux les accepter

Le personnage racisé est amené à retourner au pays d’origine. Parfois ce voyage est motivé par une envie propre, comme c’est le cas pour Talia. Mais ce voyage peut être aussi être initié par une contrainte ou le hasard comme pour Seydou Tall dans Yao (Philippe Godeau, 2019) ou Farid (Né Quelque Part, 2013).

Farid, un jeune Français d’origine maghrébine, se retrouve forcé à un voyage en Algérie, le pays d’origine de ses parents, en raison d’une menace de destruction de la maison paternelle. Ce voyage souligne un conflit générationnel et culturel profond entre ceux nés en Occident et ceux venus d’ailleurs. Farid se trouve confronté à la quête de ses racines, une recherche mélangée à l’appréhension de découvrir une culture différente… ou plutôt de se découvrir.

Cette habitude narrative se prend parfois au jeu du miroir civilisateur. Le personnage « occidentalisé » découvre un pays natal où il ne sent pas à sa place, dont les coutumes lui sont étranges, incomprises ou désuètes. L’occasion, volontaire ou non, d’instrumentaliser les personnages racisés, leurs racines, contre les populations et cultures locales. Elle peut être l’opportunité de scénariser une confrontation « bienveillante » entre des personnages de même origine mais qui se présente comme un choc des « cultures » Nord/Sud.

C’est tout le propos de Né Quelque Part mais on retrouve aussi ce type de confrontation dans Augure (Baloji, 2023), qui voit son personnage principal, Koffi (Marc Zinga), considéré comme un démon par les siens, être confronté aux croyances stigmatisantes de sa famille congolaise. Même procédé dans Retour à Séoul (2022), où le personnage de Freddie prend un malin plaisir dans son déracinement culturel pour mettre à mal certains us et coutumes de Corée du Sud. Par exemple, c’est le sourire aux lèvres qu’elle commence à danser au milieu d’un restaurant, faisant voler en éclat la bienséance si prégnante en Corée.

« Tu sais comment on dit “intimité” en arabe ? Ça n’existe pas » s’esclaffent des inconnus à Farid dans Né Quelque part.

Cette confrontation présentée comme culturelle prend le risque de renforcer certains stéréotypes discriminants. Les populations de pays du Sud se voyant réduites à un groupe conservateur plutôt homogène. Le débat autour des valeurs, des coutumes est rendu - et imaginé - possible uniquement par un dialogue avec l’extérieur (occidental), ce qui omet de présenter toutes les résistances et richesses au sein même d’une société.
Augure a néanmoins une proposition intéressante lors de sa résolution. Le film s’ouvre en présentant la mère de Koffi comme superstitieuse, autoritaire, froide et responsable de la mise à l’écart de son fils à cause de ce qu’il a sur son visage, ce qu’elle appelle les « tâches du diable ». Ce qui nous amène plus tard à l’une des scènes les plus touchantes du film où, s’ouvrant à sa fille, la maman autoritaire laisse entrevoir toutes les pressions (mariage forcé, pression familiale, spirituelle, etc.) qu’elle subit et qui l’amène à être difficile avec ses enfants. La société monolithique patriarcale que l’on pourrait s’imaginer comme docilement acceptée par les Congolais et Congolaises est alors remise en question de manière franche et intelligente par les différents personnages qui composent l’intrigue.

Les racines, une quête pas si évidente

Sans divulgâcher le plaisir de la découverte, la particularité de la plupart des films cités est le manque de synthèse, de résolution en fin de course face au « problème » présenté au départ. C’est d’autant plus apparent lorsque l’on compare Né Quelque Part et Le Voyage de Talia qu’une décennie sépare. Là où Né Quelque Part nous propose une morale sur l’importance de connaître son histoire, Talia (en plus de ne jamais vraiment expliquer pourquoi la jeune fille se pose des questions) se conclut sur la simple réunion avec la grand-mère. En creux, les films contemporain (post 2020) semblent partir du principe que le postulat de base : « il y a une nécessité à la recherche de ses racines » est communément admis, comme allant de soi. Ce postulat contraste avec la fin de ces films, qui sont pour la plupart dénués de résolution vis-à-vis de cette quête.

À l’image de notre société pour qui il est difficile de résoudre l’équation des identités multiples, le cinéma semble également avoir des difficultés à allier ces récits de quête de soi « classique » avec leur dimension sociale et raciale. Ce zoom sur ces personnages en questionnement occulte par la même occasion les structures sociales (racistes) qui pèsent sur les personnages et motivent la recherche de leurs racines. Finalement, quand on se confronte au récit de l’intime, n’oublie-t-on pas d’aborder les enjeux de société plus globaux ?

Florian Glibert